dimanche 25 octobre 2020

★ Nous avons toujours vécu au château de Shirley Jackson

"Près du ruisseau, je trouvai un nid de bébés serpents et je les tuai tous ; je déteste les serpents et Constance ne m'avait jamais demandé de les aimer. Je retournais vers la maison lorsque je découvris un très mauvais présage, l'un des pires. Dans la pinède, le livre que j'avais cloué à un tronc d'arbre était tombé."
 
Nous avons toujours vécu au château est un roman fort étrange de Shirley Jackson, qui penche du côté du thriller psychologique à tendance (néo) gothique. Écrit en 1962, il exprime tout le talent de l'autrice à mettre ses lecteurices mal à l'aise et à les faire douter. Il est édité en poche chez Rivages/Noir et bénéficie d'une nouvelle traduction. J'avais repéré ce livre suite à une chronique de Gromovar.

Mary Katherine Blackwood, sa soeur Constance et un vieil oncle malade vivent seuls dans un château isolé depuis la mort par empoisonnement à l'arsenic de cinq membres de leur famille.

J'essaie encore de digérer ce texte hors norme de l'immense Shirley Jackson, une grande dame de la littérature qui a notamment inspiré Stephen King. Malheureusement décédée d'une crise cardiaque en 1965 à l'âge de 48 ans, elle nous laisse des textes peu nombreux mais marquants !

MERRICAT, UNE SAUVAGEONNE AU CHÂTEAU

Nous avons toujours vécu au château est narré par Mary Katherine Blackwood, dite Merricat, une jeune femme de 18 ans dont quasiment toute la famille a succombé à un empoisonnement 6 ans plus tôt. Seuls rescapés : elle, sa sœur Constance, qui a été accusée du crime et déclarée non coupable, et leur oncle Julian, handicapé à vie par le repas fatidique.

Merricat est un personnage unique. On l'imagine traumatisée et transformée par cette expérience terrible. Elle est comme un animal sauvage, son regard est acéré, il lui arrive de dormir dans la forêt, toujours accompagnée de son chat fidèle, Jonas. Son champignon favori est l'amanite phalloïde.
Un peu mystique, elle enterre des talismans autour de la maison pour protéger ses proches et le château, et voit les gens tels qu'elle pense qu'ils sont, souvent comme des démons. Son rapport à la nature et le fait que l'intrigue concerne deux sœurs m'a fait penser dans un tout autre style à Dans la forêt de Jean Hegland (la comparaison s'arrête là).

Merricat est aussi pleine d'habitudes, la vie des habitants du château est réglée comme une horloge. Il y a notamment le jour des courses, moment difficile pour elle qui s'y colle afin de protéger sa sœur de l'extérieur (ou de l'empêcher de sortir...) Elle perçoit son chemin dans le bourg comme un jeu parsemé de pièges, des étapes à franchir pour éviter les villageois et leur attitude pour le moins choquante. 

Le choix par l'autrice de ne donner que le point de vue singulier et très orienté de Merricat permet de renforcer le malaise déjà amené par l'histoire de cette famille.

Le domaine Blackwood est un refuge pour elle et la famille qui lui reste. C'est un lieu qui semble immuable, au milieu d'une grande propriété. Autrefois, les habitants du village pouvaient traverser pour rejoindre la route, mais les parents de Merricat ont clôturé, provoquant le ressentiment des villageois. Aujourd'hui Constance y a son potager, à l'abri des regards, et Merricat son bois et son ruisseau. Et leur cuisine, presque une place forte à l'intérieur du château, le cœur de la maison !

LA FAMILLE EST UN CADEAU (EMPOISONNÉ)

Mais que s'est-il passé à Blackwood ? Nous emmenant avec elle dans sa routine, Merricat lâche parfois un détail sur les événements. L'oncle Julian participe aussi à raconter l'histoire, car il a décidé de tout coucher sur le papier de cette soirée terrible. Mais aucun des deux n'est vraiment digne de confiance : Merricat est trop borderline tandis que son oncle Julian est persuadé qu'elle est morte alors qu'il la côtoie tous les jours. Régulièrement, la narratrice évoque sa famille disparue, à travers des objets, des pièces du château ou la conversation obsessionnelle de son oncle ressassant ad nauseam la soirée fatale.

Le lecteur est donc intentionnellement maintenu dans le doute, dans l'attente d'une explication. Puis un jour, débarque le cousin Charles. Son objectif est clair : l'héritage. Merricat perçoit le changement qui vient. Charles va s'installer et bouleverser sa vie en essayant de prendre sa place auprès de Constance. Car Constance et elle sont très proches et protectrices l'une envers l'autre. La grande sœur joue à la maman pour la petite, s'occupe de la maisonnée, cuisine tandis que Merricat utilise ses talismans, son intelligence et son instinct pour (sur)protéger Constance, voire l'enfermer. Charles a bien compris que pour mettre la main sur l'héritage, il faudra éjecter Merricat du domaine. Mais celle-ci a bien plus de ressources qu'il ne le croit.

LES VILLAGEOIS VS LES CHÂTELAINES, FIGHT

Au-delà du malaise créé par la narration, Shirley Jackson nous offre aussi sa vision de la vie en société, celle qui l'a rendue célèbre et pour laquelle une partie de l'Amérique l'a honnie : la violence de la population est aussi tangible dans Nous avons toujours vécu au château que dans sa nouvelle La Loterie. La reine du malaise nous remet une couche de tension au travers du comportement des villageois, qui choque dès le premier chapitre. 

Merricat y fait ses courses dans le bourg et se montre bien prudente. Elle multiplie les détours et évite les contacts visuels. Les gens lui en veulent, se moquent. On pense à de la paranoïa, cela pourrait tellement leur attitude parait déplacée, à rire d'elle, de sa famille décédée, de sa sœur recluse. Mais il y a dans ce roman une ambiance malsaine, qui voue la famille de Merricat et Constance à la vindicte populaire, un peu comme le monstre de Frankenstein poursuivi par la foule jusqu'au château du docteur. Ce qui est différent, hors du commun, effraie.

Peut-on d'ailleurs y voir la désapprobation voire la haine de la société pour deux femmes vivant seules, sans besoin d'aide extérieure, qu'elle soit physique ou financière et sans homme aux commandes ? Je pense que oui. Jackson évoque plusieurs fois les dots amenées par les femmes dans la maison au fil des générations, montrant ainsi leur importance via ces contributions.

Déshumanisées, incomprises, à tel point qu'elles en sont transformées en personnages de comptine, de légende horrifique ou carrément déifiées, les habitantes du château de Blackwood sont amenées à subir de nombreux outrages dans les pages de ce livre. 

MAIS POURQUOI EST-ELLE AUSSI MÉCHANTE ?

Toujours aussi cruelle, tant avec ses personnages que ses lecteurs, Shirley Jackson m'a rendue addict à Nous avons toujours vécu au château. Ce roman de 1962 est incroyable de malaise. Il est publié en poche chez Rivages/Noir, dans une nouvelle traduction de Jean-Paul Gratias. 

Nous avons toujours vécu au château a été adapté sur grand écran en 2019 par Stacie Passon, avec Taissa Farmiga dans le rôle de Merricat, Crispin Glover dans celui de l'oncle Julian et Sebastian Stan dans le rôle du cousin Charles. Je suis plutôt curieuse de voir le résultat.

Si vous préférez découvrir cette autrice marquante en format court, n'hésitez pas à vous plonger dans le recueil La loterie et autres contes noirs, ou dans le Bifrost 99 qui lui est consacré !

 


 

Nous avons toujours vécu au château
de Shirley Jackson
Rivages/Noir - 2012 pour la présente traduction, 1979 pour la première
240 pages
Traduit de l'américain par Jean-Paul Gratias
Papier : 8,65€ / Pas de version numérique
Titre original : We have always lived in the castle - 1962

5 commentaires:

  1. Si tu as vu le (plutôt bon) article sur les nouvelles de Jackson dans Bifrost, tu as remarqué que le roman synthétise beaucoup des thèmes qu'on trouve éparpillés dans les nouvelles.

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    1. L'article d'un certain Eric ? Oui je l'ai lu, et effectivement !

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  2. Je pense que je suis passé un peu à côté de ce livre que j ai aimé sans plus. Il faut que je le relise car j ai adoré ses nouvelles et la maison hantée. Je suis en train de lire le Bifrost. Très intéressant

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  3. J'avais beaucoup aimé la recueil de La loterie, j'ai donc très envie de lire celui-ci! Merci pour cette chronique qui donne envie.

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  4. Je vais déjà essayer de lire La loterie, on verra pour ce roman plus tard.

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