jeudi 28 janvier 2021

❤ L'Oiseau moqueur de Walter Tevis

"C'est ainsi que finit le monde,
Pas dans une explosion mais dans un gémissement."

Les Hommes creux, T.S. Eliot

L'Oiseau moqueur de Walter Tevis, publié dans la collection Totem (poche) de Gallmeister est une réédition de L'Oiseau d'Amérique paru pour la première fois en 1980 en France aux Presses de la renaissance. Il sera ensuite repris régulièrement, d'abord chez J'ai Lu en 1981, puis 10/18 en 1992 et enfin Folio SF de 2005 à 2014. 

Ce roman de SF sur le lent déclin de l'humanité retrouve enfin en 2021 son véritable titre Mockingbird, choisi par l'auteur en 1980 en référence à une phrase que l'on rencontre tout au long du texte.

"Pas de questions, détends-toi". C’est le nouveau mot d’ordre des humains, obsédés par leur confort individuel et leur tranquillité d’esprit, déchargés de tout travail par les robots. Livres, films et sentiments sont interdits depuis des générations. Hommes et femmes se laissent ainsi vivre en ingurgitant les tranquillisants fournis par le gouvernement. Jusqu’au jour où Paul, jeune homme solitaire, apprend à lire grâce à un vieil enregistrement. Désorienté, il contacte le plus sophistiqué des robots jamais conçus : Spofforth, qui dirige le monde depuis l’université de New York. Le robot se servira-t-il de cette découverte pour aider l’humanité ou la perdre définitivement ? 

J'ai parfois entendu parler de L'Oiseau d'Amérique sur la blogosphère, mais ne m'y étais pas intéressée avant cette superbe réédition. Erreur ! Voilà une pépite de SF mélancolique, poétique et envoûtante.

Robert Spofforth est un robot de Classe 9, indiscernable d'un être humain à part pour ses lobes d'oreilles d'une matière entièrement noire. Il est d'ailleurs lui-même le seul robot noir de toute l'Histoire. Il a été fabriqué pour devenir un dirigeant, un décideur. Il est le dernier et le plus performant de sa génération. On lui a téléchargé la conscience d'un ingénieur mort depuis longtemps. Mais Spofforth est suicidaire, et alors que sa programmation l'empêche de passer à l'acte, il continue à diriger l'université de New York, où traînent quelques vieux étudiants drogués jusqu'aux cheveux.

"Dans le doute, n'y pense plus."

Un jour, il reçoit un appel de Paul Bentley, un professeur qui dit avoir appris à lire et souhaite enseigner la lecture aux étudiants. Pourtant aucun humain n'est censé savoir lire, et Spofforth lui-même en est incapable. Paul va venir à New York sur ordre de Spofforth, mais n'y enseignera pas la lecture... Il va rencontrer Mary Lou dans un zoo, une marginale qui s'est jadis échappée de son internat et va changer sa vision des choses.

Dans cette société sur le déclin, l'humanité approche lentement de l'extinction. Formée à l'individualisme, elle ne connaît plus aucune forme d'intimité autre que le "sexe vite fait, sexe bien fait". Éduqués en internat par des robots, les jeunes humains s'introvertissent, et drogués en permanence ils sont esclaves de leurs écrans et des plaisirs faciles.

"La lecture est trop intime, dit Spofforth. Elle conduit les humains à s'intéresser de trop près aux sentiments et aux idées des autres. Elle ne peut que vous troubler et vous embrouiller l'esprit."

Paul va lentement découvrir qu'une autre vie est possible. Spofforth lui, en sa qualité de robot, est entièrement tendu vers son but, mais tiraillé par sa conscience autrefois humaine. Quant à Mary Lou, elle s'affranchit des règles. Tevis a particulièrement travaillé la psychologie de ses personnages, nous offrant un roman profond et marquant.

Magnifique fable, L'Oiseau moqueur est une dystopie où trois personnages sont en recherche du sens de la vie. Ce monde en déliquescence, où les robots tombent peu à peu en panne, où les humains amorphes deviennent stériles et sont incapables de communiquer, nous rappelle l'importance des rapports humains, de la socialisation, des arts (poésie, cinéma, musique...) et de la connaissance, ici via la lecture, dans notre développement intellectuel et émotionnel et pour notre équilibre psychologique. Autant vous dire que ça parlera énormément à toute personne vivant en 2021...

L'auteur critique le développement sans frein de la technologie, comparant à Icare une humanité trop légère se brûlant les ailes en inventant les robots qui causeront sa perte. Dit comme ça, ça fait un peu boomer, mais Tevis utilise aussi cette technologie à bon escient, tout est dans la mesure, ouf !

L'Oiseau moqueur a un petit goût de post-apo sans violence et sans catastrophe. Il n'y a pas d'avant et d'après immédiat. On découvre le déclin progressif et indolore de la civilisation, à l'image de cette grenouille plongée dans l'eau froide d'une casserole sous laquelle on allume un feu doux et qui finira par cuire et mourir sans même s'en rendre compte.

"Pas de questions, détends-toi."

Et pourtant ce roman porte en lui de l'espoir ! A l'instar d'Un gars et son chien à la fin du monde de C.A. Fletcher, l'humain s'y montre capable de réapprendre par les livres et au fil des rencontres. J'ai aussi souvent pensé au chef d’œuvre de Daniel Keyes, Des Fleurs pour Algernon : comme Charlie, Paul tient un journal et le lecteur constate la progression et l'enrichissement de sa narration à mesure que le temps passe. Je ne suis pas sûre que ce soit une coïncidence !

Au final, L'Oiseau moqueur de Walter Tevis est un superbe roman. Cette nouvelle publication chez Gallmeister a été l'occasion pour moi de découvrir ce texte plein de poésie, très mélancolique et humain. Une belle aventure et un coup de cœur ! Pour la petite histoire, Tevis est aussi l'auteur du Jeu de la dame qui a inspiré la fameuse série Netflix. Le roman ressort chez Gallmeister en mars.

Ils l'ont lu : Baroona, Chien critique, TmbM

L'Oiseau moqueur
de Walter Tevis
Gallmeister - Totem - 2021
(Première parution VF en 1980
sous le titre L'Oiseau d'Amérique)
336 pages
Traduit par Michel Lederer
Papier : 10,40€ / Numérique : 9,99€
Titre original : Mockingbird - 1980

20 commentaires:

  1. Et maintenant il faut lire L'Homme tombé du ciel qui est encore mieux !

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  2. Bienvenue au club. Tu vas pouvoir diffuser avec nous la bonne parole et faire lire ce chef-d'oeuvre trop méconnu. ^^ Et tu commences bien avec cette très belle chronique - qui me donne envie de le relire, zut.
    (c'est dommage de ne plus avoir la super couverture FolioSF par contre, elle est si bien quand on a lu le livre je trouve)

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    1. Elle est chouette car on voit Spofforth et y a un jeu avec les ailes d'oiseau par contre il n'y a plus aucun gratte-ciel normalement et j'avoue que j'aime bien la Gallmeister où l'on voit les trois protagonistes !

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  3. J'avais beaucoup aimé cette lecture, facile à lire et tellement puissante.
    Il me faudra lire "Des fleurs pour Algernon" un jour prochain, déjà un coup de coeur pour toi et on est qu'en janvier, ça s'annonce bien.

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    1. Oh oui tu devrais le lire, c'est aussi un magnifique livre !

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  4. Oooh ta chronique me tente bien ! J'ai par contre une petite crainte : ce n'est pas trop déprimant ? Je suis assez sensible aux atmosphère "désespérées"... Même si la fin donne de l'espoir, si c'est trop déprimant (ex : tu cites le côté suicidaire du robot), ça va m'angoisser ^^"

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    1. Écoute je ne sais pas, c'est crépusculaire mais les personnages humains vont dans le bon sens dès le début. Le robot lui... il n'y a pas de violence, mais il vit depuis trop longtemps. Il voit ça comme une délivrance.

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    2. Ok. Je vais tenter alors ! Merci !

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  5. Impossible de ne pas craquer. Déjà que Baroona m'avait convaincue de le lire, là je suis juste méga impatiente. En plus tu cites C.A. Fletcher et Keyes donc je suis d'avance conquise.

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  6. Tiens, je ne connais pas mais ça a l'air top !

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  7. Il est dans la tête de ma wishlist celui-là ^^

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