Un papillon dans la Lune: ♥ Destination Ténèbres de Frank M. Robinson

jeudi 18 septembre 2014

♥ Destination Ténèbres de Frank M. Robinson

Après avoir tenté de commencer deux ou trois livres en Corse, je n'accrochais à rien. Au même moment, certains de mes camarades du Planète SF se délectaient apparemment de Destination Ténèbres de Frank M. Robinson. J'ai dit Banco !

D'abord publié chez Denoël en Lunes d'Encre en 2011, il a été réédité en poche chez Folio SF en mars de cette année (papier et numérique).

En mission d'exploration sur Séthi IV, le jeune Moineau dévisse d'une falaise. Très grièvement blessé, il est rapatrié sur son vaisseau-génération, l'Astron, pour y être soigné. Alors qu'il se remet lentement de ses blessures à l'infirmerie, on tente sans succès de l'empoisonner. Guéri, mais amnésique, Moineau ne peut que redécouvrir le monde où il est né : un vaisseau délabré, hanté par un équipage indifférent, voire hostile. Le capitaine de l'Astron est prêt à répondre aux questions de Moineau. Mais cet immortel semble avoir perdu la raison : il veut traverser la Nuit, une partie de la galaxie totalement dénuée d'étoiles, pour aller chercher des signes de vie extraterrestre de l'autre côté. Un voyage de cent générations, qui semble bien impossible pour un vaisseau aussi abîmé que l'Astron.

Ce roman est un coup de cœur. Je ne sais pas comment j'ai fait pour passer à côté tout ce temps. Mais lisez plutôt l'incipit, digne des plus grands ("J'avais atteint l'âge de mille kilomètres" par exemple !) :

"La seule chose dont je me souviens, c'est que j'ai vu quelque chose d'extraordinaire

le matin du jour où je suis mort."

Vous l'avez compris, Destination Ténèbres m'a happée dès la première ligne. Et j'en avais besoin !

De nombreuses fois durant le texte, j'ai eu envie de retenir des passages. C'est bien écrit, c'est prenant, percutant et ça coule tout seul.

Moineau a perdu la mémoire, et nous découvrons avec lui l'Astron, ce vaisseau générationnel à la recherche de vie dans l'espace. Dès le départ, nous faisons donc face à un mystère, et l'atmosphère du huis-clos est vraiment bien rendue. Il ne se rappelle que l'accident, rien avant. Qui il est, qui sont les gens qui l'entourent qui eux ont l'air de très bien le connaître, et de ne pas tous l'apprécier, il n'en sait rien. Le lecteur se pose donc les mêmes questions que lui.

On pourrait comparer le vaisseau à un village peuplé de 300 personnes, il n'y vit plus grand monde au bout de 2000 ans de voyage car les ressources de l'Astron s'épuisent. L'évolution de l'Homme et de la culture en milieu clos et sur tant d'années est vraiment un point intéressant dans ce récit. Bien sûr je suis trop ignorante en sociologie pour juger de la validité des hypothèses de l'auteur, mais cela m'a semblé bien vu. J'ai apprécié la liberté de mœurs de l'équipage, surtout concernant l'homosexualité, élément rare dans le space-opera.

"Et nous voilà, une tribu de primates bavards et terrifiés,

à des années-lumière de notre jungle natale, occupés à nous battre et à nous reproduire,

confinés dans un minuscule monde artificiel lancé dans le néant depuis des millénaires."

Tout tourne autour de la vie dans ce texte. La vie et son évolution, la vie confinée à bord du vaisseau, la recherche de la vie extra-terrestre, la création contrôlée de la vie, le respect de la vie développé par les Astros, et Moineau qui essaie de reprendre le contrôle de la sienne...

"Devant nous s'étendent les Profondeurs, Moineau. Notre vaisseau est le premier que la Terre ait envoyé les explorer, nous sommes l'avant-garde de la civilisation. On nous a confié la mission la plus importante qu'ait jamais eu à remplir un groupe d'êtres humains..."

C'est aussi une bataille pour le narrateur pour retrouver sa mémoire enfuie. Il s'en retrouve extrêmement solitaire, même au milieu de ses amis, qui refusent mystérieusement de l'aiguiller.

Ce n'est d'ailleurs pas le seul à expérimenter la solitude. On pourrait même ajouter que le vaisseau et son équipage sont bien solitaires dans cet univers où ils ne trouvent pas trace de vie autre que la leur...

Ce roman baigne également dans le théâtre shakespearien et les références littéraires. Les personnages y rejouent des pièces très anciennes, et certains ont même des noms qui en sont tirés (Ophélie, Tybalt, Hamlet...) Et s'il est vrai que le Capitaine a quelque chose du capitaine Achab de Moby Dick, Moineau serait alors un Ismaël.

Pour résumer, Destination Ténèbres de Frank M. Robinson est un excellent space-opera doublé d'un thriller intelligent. Il est porté par son narrateur à la recherche de ses souvenirs. L'intrigue de ce huis-clos est excellemment menée par l'auteur, qui crée un contexte crédible, tant du point de vue de la technologie futuriste frappée d'obsolescence que des changements sociologiques induits par un voyage interstellaire de deux millénaires. L'atmosphère est pesante et à aucun moment je n'ai eu envie de lâcher ce texte. Un vrai coup de cœur que je vous conseille !