lundi 19 avril 2021

❤ Liens de sang d'Octavia E. Butler

"J'ai perdu un bras en rentrant de mon dernier voyage. Mon bras gauche."

Liens de sang est un roman fantastique ou de SF comme vous voulez (on parle bien de voyage dans le temps mais il n'est pas expliqué donc aussi bien c'est magique !) d'Octavia E. Butler écrit en 1979, et traduit pour la première fois en France en 2000. Au Diable Vauvert le réédite mi-avril avec une traduction réactualisée. En VO, ce roman est intitulé Kindred : Parenté.

Dana, jeune femme noire d’aujourd’hui, se retrouve propulsée au temps de l’esclavage dans une plantation du Sud et y rencontre ses ancêtres…

L'autrice utilise le voyage dans le temps pour évoquer la mémoire traumatique de l'esclavage aux États-Unis dans un récit aussi rythmé que difficile.

👉 Un must read ! Ce texte puissant mérite d'être mis en avant et lu et relu. 

REMONTER LE TEMPS ET SON ARBRE GÉNÉALOGIQUE 

L'incipit donne le ton : "J'ai perdu un bras en rentrant de mon dernier voyage.". Dès le prologue (que vous pouvez écouter en bas de cet article !) on est happé par l'histoire de Dana, la narratrice. Elle et son mari Kevin sont à l'hôpital, car elle a dû être amputée du bras gauche quand celui-ci a été emprisonné dans un mur de sa maison. Et là vous me direz, comment donc se coince-t-on le bras à l'intérieur d'un mur, comment s'y retrouve-t'il fusionné ? C'est très simple, il suffit de vous matérialiser dedans sans le vouloir.

Dana ne contrôle pas ses vertiges, qui la prennent soudain, juste après son emménagement avec Kevin dans leur nouvelle maison. Déballant ses cartons, elle se sent mal. Tout devient flou et elle se retrouve dans une forêt, près d'une rivière où un enfant se noie. Elle le sauve et fait ainsi la connaissance du jeune Rufus, à qui elle est liée d'une façon qu'elle ignore au début du roman. Puis d'une manière tout aussi incontrôlée, elle se retrouve dans son salon, sonnée et trempée. Cet aspect m'a d'ailleurs rappelé Le Temps n'est rien d'Audrey Niffenegger, car à l'instar de Dana, Henry est un déficient chronologique : il saute dans le temps de façon incontrôlée, lorsqu'il est stressé. Après avoir lu Liens de sang, je me demande si Niffenegger ne s'en est pas inspirée pour son chef d’œuvre, tant pour le voyage dans le temps incontrôlé que pour l'histoire d'amour !

Ces sauts dans le temps vont se reproduire, toujours liés à Rufus. Il vit en 1819, Dana vient de 1976. Peu à peu celle-ci va comprendre qu'elle est appelée involontairement par Rufus lorsque celui-ci est en danger : elle est son ange-gardien à travers le temps. Mais elle est aussi une jeune femme noire qui se retrouve dans une époque effroyable pour elle. Rufus est le fils de Tom Weylin, esclavagiste et propriétaire d'une plantation de maïs dans le Maryland. Il possède de nombreux esclaves et est sidéré de voir cette femme noire apparaître et disparaître, elle qui sait lire, ne semble appartenir à personne et se comporte très étrangement.

Dana le sent, elle n'est pas là par hasard. Et en effet, elle finit par croiser Alice, une de ses ancêtres : une enfant noire libre dont est amoureux le jeune Rufus. Elle se rend aussi compte que le temps passe plus vite quand elle se rend dans le passé : des heures en 1819 équivalent à quelques secondes en 1976 !

UN ROMAN PRÉCURSEUR DE L'AFROFÉMINISME

La première chose qui frappe les gens de l'époque quand ils voient Dana, hormis le fait qu'elle semble être une noire sans propriétaire, c'est son pantalon ! Et oui, une femme habillée "en homme", qui parle comme un homme et ne baisse pas les yeux !! Dana, narratrice à la première personne, est une jeune femme forte et instruite. Elle est d'ailleurs écrivaine, même si son mari blanc a plus de succès qu'elle. Dans les années 1820, elle va jouer un rôle pour survivre, mais il sera très dur pour elle de s'y tenir : femme, noire et esclave, la pire combinaison.

Longtemps dans les romans qui parlent de l'esclavage, on a eu l'habitude de se focaliser sur la vie des hommes. Octavia E. Butler, dans les années 70, va décaler le regard et nous montrer la vie des femmes esclaves : considérées au même titre que leurs homologues masculins comme des idiotes, elles pouvaient aussi devenir des objets sexuels, et des "reproductrices" (c'est insupportable) dont les bébés étaient vendus les uns après les autres, mais aussi prendre le rôle de nounou pour enfants blancs, comme un substitut de mère. 
 
La lecture, les livres et la connaissance sont mis en avant comme un danger du point de vue des blancs : "un noir instruit est un noir dangereux." Dana sachant parfaitement lire, elle est perçue comme une menace mais elle va aussi apprendre à lire à Rufus, en plus de lui sauver régulièrement la vie, gagnant ainsi le respect de la maisonnée... Sa place est ambiguë, on lui reproche côté blanc d'être une femme noire instruite et côté noir de parler comme un blanc, de trop fréquenter les maîtres et de prendre les gens de haut !

L'autrice, tout en critiquant durement et à raison l'attitude des femmes blanches, n'oublie pas de souligner qu'elles étaient victimes elles-aussi du patriarcat (le racisme en moins donc). La mère de Rufus, Margaret, sujette à la dépression, a par exemple subi des fausses couches traumatisantes, ce qui n'inquiétait personne à l'époque (d'ailleurs même maintenant, c'est toujours un peu compliqué de faire comprendre la douleur psychologique liée à cette perte).

EXPLORER LA MÉMOIRE TRAUMATIQUE

Dans ce roman dramatique, Octavia Butler fait explorer à Dana la mémoire traumatique de l'esclavage, au sens littéral : elle la renvoie dans une époque dont son personnage principal ne pouvait appréhender réellement l'horreur, même si elle la connaissait via les livres ou les récits familiaux (dans son cas, à travers une bible ayant appartenu à son ancêtre, où sont noté les noms des membres de sa famille). Bien sûr, la narratrice, mariée à un blanc dans les années 70, subit déjà le racisme : leurs deux familles les ont renié pour ce mariage. Mais ce qui l'attend est incomparable. 

Mettant les pieds dans le plat de l'Histoire des États-Unis, l'autrice, dont la grand-mère était esclave, balance au lecteur ce qu'a dû affronter le peuple noir. Dana expérimente le fait d’être la propriété d'une autre personne, et constate que quand bien même certains noirs ont des papiers pour les rendre libres, ils n'en restent pas moins considérés comme des sous-humains voire des animaux à qui il est très facile de retirer la liberté. La violence est quotidienne et banale, les noirs sont du bétail.

Pour autant, la relation maître/esclave décrite peut étonner. Dominés en permanence, surveillant la moindre de leurs réactions, les esclaves peuvent pourtant se sentir reconnaissants envers leur maître : l'autrice met ici en avant un mécanisme qui consiste à exercer l'essentiel des violences par un intermédiaire (le contremaître), reportant ainsi la haine sur celui-ci. Il y a aussi un aspect syndrome de Stockholm indéniable.

Autre source d'étonnement (non), Dana saute une fois dans le temps avec Kevin, son mari qui je le rappelle est blanc. Tout le monde pense donc qu'elle est sa propriété, ce qui arrange le couple mais rend leur relation étrange. Il y a un moment où Kevin semble presque (presque hein) s'habituer à la vie telle qu'elle est, et ne comprend plus très bien pourquoi Dana trouve certaines choses inacceptables. Pas facile à digérer !

Au final, l'incipit "J'ai perdu un bras en rentrant de mon dernier voyage" résonne comme l'impossibilité d'oublier d'où l'on vient - voire la nécessité absolue de se le rappeler - rendue littérale par l'amputation de Dana, marquée à jamais par le passé.

AUJOURD'HUI COMME HIER...

Au détour d'un paragraphe, Butler dénonce l'apartheid en Afrique du Sud, décrivant les "Blancs d'Afrique du Sud" comme ayant "plutôt leur place au XIXè ou même au XVIIIè siècle". L'apartheid n'a pris fin qu'en 1991.

Rappelons que même si la ségrégation raciale a été abolie en 1964 aux États-Unis, le peuple noir subit encore beaucoup de choses plus de 40 ans après l'écriture du roman. L'actualité récente montre que l'Histoire de ce pays a laissé beaucoup de traces.

On peut rapprocher Liens de sang de l’œuvre récente, magistrale et douloureuse de Colson Whitehead : Underground Railroad. Celui-ci raconte la fuite d'une esclave à travers les USA et montre à quel point s'échapper d'une plantation n'était que le début d'un terrible périple pour les personnes noires, quant bien même elles parvenaient à atteindre des états où les noirs étaient censés être libres... Lourde désillusion.

👉  OUUUUH je me rends compte que j'ai beaucoup causé, alors pour les moins courageux voici ma conclusion : LISEZ CE LIVRE ! Rythmé, prenant, Liens de sang aborde une thématique douloureuse et malgré ses plus de 40 ans d'existence, semble essentiel et nécessaire aujourd'hui encore. Bravo au Diable Vauvert pour cette réédition dans une traduction réactualisée. Pour ma part, je me retiens de lire dès maintenant La Parabole du semeur, car j'adore l'écriture d'Octavia Butler ! Je ne me retiendrai pas longtemps, disons jusqu'à l'été.

D'autres avis : Gromovar

Dans le cadre de mon podcast Une nouvelle histoire commence, écoutez le prologue. Merci à l'éditeur pour son accord ! 

Liens de sang
d'Octavia E. Butler
Au Diable Vauvert - 2021
480 pages
Traduit par Nadine Gassié, réactualisé par Jessica Shapiro
Papier : 22€ / Numérique : 12,99€
Titre original : Kindred - 1979

8 commentaires:

  1. Je me demandais tout du long à quel moment tu allais évoquer "Underground Railroad". ^^
    Très belle chronique, bravo. Je fais le chemin inverse : j'ai adoré son diptyque des "Paraboles" il y a peu, et j'ai "hâte" (voire plus maintenant que je t'ai lu) de lire celui-ci.

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    1. Merci d'avoir lu la chronique entière 😭😭😭❤

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  2. Il est noté celui-ci, il a l'air vraiment intéressant et ce que tu en dis donne d'autant plus envie !

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  3. Une évidence dans mes envies lectures confirmée par un avis superbe!

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  4. Il a l'air superbe ce livre. Pas sûre d'avoir envie de le lire en ce moment mais je le note en wish-list.

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